III
LA RÉSISTANCE ET LES DÉFENSES

 

 

Un témoignage d'Annie Reich.

 D'ego à ego.

Réalité et fantasme du trauma.

 Histoire, vécu, revécu.

 

 

Commençons par féliciter Mannoni et Anzieu pour leurs exposés, qui ont l'intérêt de vous montrer les côtés brûlants de la question que nous traitons. Comme il convient à des esprits sans doute formés, mais assez récemment introduits sinon à l'application de l'analyse, du moins à sa pratique, il y a eu dans leurs exposés quelque chose d'assez acéré, voire de polémique, ce qui a toujours son intérêt pour introduire à la vivacité du problème.

Une question très délicate a été soulevée, d'autant plus délicate que, comme je l'ai indiqué dans mes propos interruptifs, elle est tout à fait actuelle pour certains d'entre nous.

Le reproche a été implicitement formulé à l'égard de Freud, de son autoritarisme, supposé inaugural à sa méthode. C'est paradoxal. Si quelque chose fait l'originalité du traitement analytique, c'est bien d'avoir perçu à l'origine, et d'emblée, le rapport problématique du sujet avec lui-même. La trouvaille proprement dite, la découverte, entendue comme je vous l'ai exposé au début de cette année, est d'avoir mis ce rapport en conjonction avec le sens des symptômes.

C'est le refus de ce sens par le sujet qui lui pose un problème. Ce sens ne doit pas lui être révélé, il doit être assumé par lui. En cela, la psychanalyse est une technique qui respecte la personne humaine – au sens où nous l'entendons aujourd'hui après nous être aperçus que ça avait son prix – qui non seulement la respecte, mais ne peut pas fonctionner autrement qu'en la respectant. Il serait donc paradoxal de mettre au premier plan cette idée que la technique analytique a pour but de forcer la résistance du sujet. Ce qui ne veut pas dire que le problème ne se pose pas du tout.

En effet, ne savons-nous pas que, de nos jours, tel analyste ne fait pas un seul pas dans le traitement sans apprendre à ses élèves à se poser toujours à propos du patient la question – Qu'est-ce qu'il a pu encore inventer comme défense ?

Cette conception n'est pas vraiment policière, au sens où il s'agirait de trouver quelque chose de caché – c'est là plutôt le terme à appliquer aux phases douteuses de l'analyse dans ses périodes archaïques. Ils sont plutôt à toujours essayer de savoir quelle posture le sujet a pu bien prendre, quelle trouvaille il a pu faire, pour se mettre dans une position telle que tout ce que nous lui dirons sera inopérant. Ce ne serait pas juste de dire qu'ils imputent de la mauvaise foi au sujet car mauvaise foiest trop lié à des implications de l'ordre de la connaissance, qui sont tout à fait étrangères à cet état d'esprit. Ça serait trop subtil encore. Il y a là l'idée d'une mauvaise volonté fondamentale du sujet. Tous ces traits font que je crois être précis en qualifiant ce style analytique d'inquisitorial.

 

1

 

Avant d'entrer dans mon sujet, je vais prendre pour exemple l'article d'Annie Reich sur le contre-transfert paru dans le premier numéro de 1951 de l’International Journal of Psycho-analysis.

Cet article prend ses coordonnées d'une façon d'orienter la technique qui va très loin dans une certaine partie de l'école anglaise. On en vient, vous le savez, à proférer que toute l'analyse doit se dérouler dans le hic et nunc.Tout se passerait dans une étreinte avec les intentions du sujet, ici et maintenant, dans la séance. On reconnaît sans doute qu'on entrevoit des lambeaux de son passé, mais on pense que c'est en fin de compte, dans l'épreuve – j'allais presque dire l'épreuve de force psychologique —, à l'intérieur du traitement que se développe toute l'activité de l'analyste.

C'est bien là la question – l'activité de l'analyste. Comment agit-il ? Qu'est-ce qui porte de ce qu'il fait ?

Pour les auteurs en question, pour Annie Reich, rien ne compte si ce n'est la reconnaissance par le sujet, hic et nunc,des intentions de son discours. Et ses intentions n'ont jamais de valeur que dans leur portée hic et nunc,dans l'interlocution présente. Le sujet peut bien se décrire aux prises avec son épicier ou son coiffeur – en réalité, il engueule le personnage à qui il s'adresse, c'est-à-dire l'analyste.

Il y a quelque chose de vrai. Il suffit d'avoir la moindre pratique de la vie conjugale pour savoir qu'il y a toujours une part de revendication implicite dans le fait qu'un des conjoints rapporte à l'autre ce qui l'a embêté dans la journée plutôt que le contraire. Mais il peut y avoir aussi le souci de l'informer de quelque événement important à connaître. Les deux sont vrais. Il s'agit de savoir sur quel point on porte la lumière.

Les choses, comme le montre l'histoire suivante que rapporte Annie Reich, vont parfois plus loin. Certains traits en sont brouillés, mais tout laisse à penser qu'il s'agit d'une analyse didactique, en tout cas d'une analyse de quelqu'un dont le champ d'activité est très proche de la psychanalyse.

L'analysé a été amené à faire à la radio une communication sur un sujet qui intéresse vivement l'analyste lui-même – ce sont des choses qui arrivent. Il se trouve que cette communication à la radio, il l'a faite quelques jours après le décès de sa mère. Or, tout indique que la mère en question joue un rôle tout à fait important dans les fixations du patient. Il est certainement très affecté de ce deuil, mais il n'en tient pas moins ses engagements d'une façon particulièrement brillante. A la séance suivante, il arrive dans un état de stupeur voisin de la confusion. Non seulement il n'y a rien à en sortir, mais ce qu'il dit surprend par son incoordination. L'analyste interprète hardiment – Vous êtes dans cet état parce que vous pensez que je vous en veux beaucoup du succès que vous venez d'avoir l'autre jour à la radio, sur ce sujet qui, comme vous le savez, m'intéresse moi-même au premier chef.Et voilà !

La suite de l'observation montre qu'il ne faut pas moins d'un an au sujet pour se rétablir après cette interprétation-choc, qui n'avait pas manqué d'avoir un certain effet, car il avait repris instantanément ses esprits.

Ça vous montre que le fait que le sujet sorte d'un état de brouillard à la suite d'une intervention de l'analyste ne prouve absolument pas qu'elle ait été efficace au sens proprement thérapeutique, structurant du mot, à savoir qu'elle était, dans l'analyse, vraie. Au contraire.

Annie Reich a ramené le sujet au sens de l'unité de son moi. De la confusion où il était, il est brusquement ressorti en se disant – J'ai là quelqu'un qui me rappelle qu'en effet tout est loup au loup, et que nous sommes dans la vie.Et il repart, il redémarre – l'effet est instantané. Il est impossible, dans l'expérience analytique, de considérer comme la preuve de la justesse d'une interprétation que le sujet change de style. Je considère que ce qui prouve la justesse d'une interprétation, c'est que le sujet apporte un matériel confirmatif. Et encore, cela mérite d'être nuancé.

Au bout d'un an, le sujet s'aperçoit que son état confusionnel était lié à un contre-coup de ses réactions de deuil, qu'il n'avait pu surmonter qu'en les inversant. Je vous renvoie ici à la psychologie du deuil, dont certains d'entre vous connaissent assez l'aspect dépressif.

En effet, une communication à la radio est faite selon un mode très particulier de la parole puisqu'elle est adressée à une foule d'auditeurs invisibles par un locuteur invisible. On peut dire que, dans l'imagination du locuteur, elle ne s'adresse pas forcément à ceux qui l'écoutent, mais aussi bien à tous, aux vivants comme aux morts. Le sujet était là dans un rapport conflictuel – il pouvait regretter que sa mère ne puisse être témoin de son succès, mais peut-être, en même temps, dans le discours qu'il adressait à ses invisibles auditeurs, quelque chose lui était-il destiné.

Quoi qu'il en soit, le caractère de l'attitude du sujet est alors nettement inversé, pseudo-maniaque, et sa relation étroite avec la perte récente de sa mère, objet privilégié de ses liens d'amour, est manifestement le ressort de l'état critique dans lequel il était arrivé à la séance suivante, après son exploit, après avoir réalisé malgré les circonstances contraires, et d'une façon brillante, ce qu'il s'était engagé à faire. Ainsi, Annie Reich qui est pourtant loin d'avoir une attitude critique vis-à-vis de ce style d'intervention, témoigne elle-même que l'interprétation fondée sur la signification intentionnelle de l'acte du discours dans le moment présent de la séance est soumise à toutes les relativités qu'implique l'engagement éventuel de l'ego de l'analyste.

Pour tout dire, l'important n'est pas que l'analyste lui-même se soit trompé, et rien n'indique même que le contre-transfert soit coupable de cette interprétation manifestement réfutée par la suite du traitement. Que le sujet ait éprouvé les sentiments que l'analyste lui imputait, non seulement nous pouvons l'admettre, mais c'est excessivement probable. Que l'analyste en ait été guidé dans l'interprétation qu'il a donnée, c'est une chose qui n'est pas dangereuse en elle-même. Que le seul sujet analysant, l'analyste, ait même éprouvé un sentiment de jalousie, c'est son affaire que d'en tenir compte de façon opportune pour s'en guider comme d'une aiguille indicatrice de plus. On n'a jamais dit que l'analyste ne doit jamais éprouver de sentiments vis-à-vis de son patient. Mais il doit savoir, non seulement ne pas y céder, les mettre à leur place, mais s'en servir adéquatement dans sa technique.

En l'espèce, c'est parce que l'analyste a cru devoir chercher d'abord dans l’hic et nuncla raison de l'attitude du patient qu'il l'a trouvée dans ce qui, sans nul doute, existait effectivement dans le champ intersubjectif entre les deux personnages. Il était bien placé pour le connaître, parce qu'il éprouvait bien un sentiment d'hostilité, ou tout au moins d'agacement, vis-à-vis du succès de son patient. Ce qui est grave, c'est qu'il ait cru être autorisé par une certaine technique à en user d'emblée et d'une façon directe.

Qu'est-ce que j'oppose à cela? Je vais essayer de vous l'indiquer à présent.

L'analyste se croit ici autorisé à faire ce que j'appellerai une interprétation d'ego à ego, ou d'égal à égal – permettez-moi le jeu de mots – autrement dit, une interprétation dont le fondement et le mécanisme ne peuvent être distingués en rien de celui de la projection.

Quand je dis projection, je ne dis pas projection erronée. Entendez bien ce que je suis en train de vous expliquer. Il y a une formule qu'avant d'être analyste, j'avais – avec mes faibles dons psychologiques – mise à la base de la petite boussole dont je me servais pour évaluer certaines situations. Je me disais volontiers – Les sentiments sont toujours réciproques.C'est absolument vrai, malgré l'apparence. Dès que vous mettez en champ deux sujets – je dis deux, pas trois – les sentiments sont toujours réciproques.

Cela vous explique que l'analyste était fondé à penser que du moment qu'il avait ces sentiments-là, les sentiments correspondants pouvaient être évoqués chez l'autre. La preuve en est que l'autre les a parfaitement acceptés. Il suffirait que l'analyste lui dise – Vous êtes hostile, parce que vous pensez que je suis irrité contre vous – pour que ce sentiment soit établi. Le sentiment était donc déjà là, virtuellement, puisqu'il suffisait d'y mettre la petite étincelle pour qu'il existe.

Le sujet était tout à fait fondé à accepter l'interprétation d'Annie Reich, pour cette simple raison que, dans une relation aussi intime que celle qui existe entre analysé et analyste, il était assez averti des sentiments de l'analyste pour être induit à quelque chose de symétrique.

La question est de savoir si cette façon de comprendre l'analyse des défenses ne nous mène pas à une technique qui génère presque obligatoirement une certaine sorte d'erreur, une erreur qui n'en est pas une, quelque chose d'avant le vrai et le faux. Il y a des interprétations qui sont si justes et si vraies, si obligatoirement justes et vraies, qu'on ne peut dire si elles répondent ou non à une vérité. De toute façon elles seront vérifiées.

Cette interprétation de la défense, que j'appelle d'ego à ego, il convient, quelle que soit sa valeur éventuelle, de s'en abstenir. Il faut, dans les interprétations de la défense, qu'il y ait toujours un troisième terme au moins.

En fait, il en faut plus, j'espère pouvoir vous le démontrer. Mais je n'en suis aujourd'hui qu'à ouvrir le problème.

 

2

 

Il est tard. Cela ne nous permet pas d'entrer aussi loin que je l'aurais voulu dans le problème des rapports de la résistance et des défenses. Je voudrais néanmoins vous donner quelques indications dans ce sens.

Après avoir écouté les exposés de Mannoni et d'Anzieu, et après vous avoir montré les dangers que comporte une certaine technique de l'analyse des défenses, je crois nécessaire de poser certains principes.

C'est dans La Science des rêvesque Freud a donné la première définition, en fonction de l'analyse, de la notion de résistance, chapitre sept, première section. Nous avons une phrase décisive qui est celle-ci – Was immer die Fort-setzung dcr Arbeit stôrt ist ein Widerstand – ce qui veut dire – Tout ce qui détruit/suspend/altère/la continuation du travail – il ne s'agit pas là de symptômes, il s'agit du travail analytique, du traitement, du Behandlung,comme on dit qu'on traite un objet qui passe dans certains processus – Tout ce qui détruit la continuation du travail est une résistance.

Cela a malheureusement été traduit en français par – Tout obstacle à l'interprétation provient de la résistance psychique.Je vous signale ce point, parce que ça ne rend pas facile la vie à ceux qui n'ont que la traduction très sympathique du courageux M. Meyerson. Et tout le paragraphe précédent est traduit dans ce style. Cela doit vous inspirer une salutaire méfiance à l'égard d'un certain nombre de traductions de Freud. A la phrase que je citais, une note est appendue dans l'édition allemande, qui discute le point suivant – si le père du patient meurt, est-ce une résistance ? Je ne vous dis pas comment Freud conclut, mais vous voyez que cette note montre avec quelle ampleur est posée la question de la résistance. Eh bien, cette note est supprimée dans l'édition française.

Tout ce qui suspend/détruit/interrompt/ la continuité – on peut même traduire ainsi Fortsetzung – du traitement est une résistance.Il faut partir de textes comme ceux-là, les garder un peu dans notre esprit, les tamiser et voir ce que ça donne.

De quoi s'agit-il, en somme? Il s'agit de la poursuite du traitement, du travail. Pour bien mettre les points sur les i, Freud n'a pas dit Behandlung,ce qui pourrait signifier la guérison.Non, il s'agit du travail, Arbeit,qui peut être défini par sa forme, comme l'association verbale déterminée par la règle dont il vient de parler, la règle fondamentale de l'association libre. Or, ce travail, puisque nous sommes dans l'analyse des rêves, c'est évidemment la révélation de l'inconscient.

Cela va nous permettre d'évoquer un certain nombre de problèmes, en particulier celui-ci, que tout à l'heure Anzieu a mentionné – cette résistance, d'où vient-elle ? Nous avons vu qu'il n'y a pas de texte dans les Studien über Hysteriequi permette de considérer que, comme telle, elle vienne du moi. Rien n'indique non plus dans la Traumdeutungqu'elle vienne du processus secondaire – dont l'introduction est une étape tellement importante de la pensée de Freud. Quand nous arrivons dans les années 1915 où Freud publie Die Verdrängung,première étude à paraître de celles qui seront ultérieurement regroupées dans les écrits métapsychologiques, la résistance est certes conçue comme quelque chose qui se produit du côté du conscient, mais dont l'identité est essentiellement réglée par sa distance, Entfernung,par rapport à ce qui a été originellement refoulé. Le lien donc de la résistance avec le contenu de l'inconscient lui-même est là encore extrêmement sensible. Cela reste ainsi jusqu'à une époque plus tardive que celle de cet article, lequel fait partie de la période moyenne de l'évolution de Freud.

En fin de compte, ce qui a été originellement refoulé qu'est-ce que c'est, depuis La Science des rêvesjusqu'à cette période que je qualifie d'intermédiaire ? C'est encore et toujours le passé. Un passé qui doit être restitué, et dont nous ne pouvons pas faire autrement que de réévoquer une fois de plus l'ambiguïté et les problèmes qu'il soulève quant à sa définition, sa nature et sa fonction.

Cette période est la période même de L'Homme aux loupsoù Freud pose la question de ce que c'est que le trauma. Il s'aperçoit que le trauma est une notion extrêmement ambiguë, puisqu'il apparaît, selon toute évidence clinique, que sa face fantasmatique est infiniment plus importante que sa face événementielle. Dès lors, l'événement passe au second plan dans l'ordre des références subjectives. Par contre, la datation du trauma reste pour lui un problème qu'il convient de conserver, si je puis dire, mordicus, comme je l'ai rappelé à ceux qui ont suivi mon enseignement sur le sujet de L'Homme aux loups.Qui saura jamais ce qu'il a vu ? Mais qu'il l'ait vu ou qu'il ne l'ait pas vu, il ne peut l'avoir vu qu'à telle date précise, il ne peut pas l'avoir vu ne serait-ce qu'une année plus tard. Je ne crois pas trahir la pensée de Freud – il suffit de savoir le lire, c'est écrit noir sur blanc – en disant que seule la perspective de l'histoire et de la reconnaissance permet de définir ce qui compte pour le sujet.

 

Je voudrais, pour ceux qui ne sont pas familiers avec cette dialectique que j'ai déjà abondamment développée, vous donner un certain nombre de notions de base. Il faut toujours être au niveau de l'alphabet. Aussi vais-je prendre un exemple qui vous fera bien comprendre les questions que pose la reconnaissance, et qui vous détourne de la noyer dans des notions aussi confuses que celles de mémoire ou de souvenir. Si, en allemand, Erlebnispeut encore avoir un sens, la notion française de souvenir vécu ou pas vécu prête à toutes les ambiguïtés.

Je vais vous conter une petite histoire.

Je me réveille le matin dans mon rideau, comme Sémiramis et j'ouvre l'oeil. C'est un rideau que je ne vois pas tous les matins parce que c'est le rideau de ma maison de campagne, où je ne vais que tous les huit ou quinze jours, et, dans les traits que fomente la frange du rideau, je remarque, une fois de plus – je dis une fois de plus, je ne l'ai jamais vu qu'une fois dans le passé comme ça – le profil d'un visage, à la fois aigu, caricatural et vieillot, qui pour moi représente vaguement le style d'une figure de marquis du XVIIIe siècle. Voilà une de ces fabulations toutes niaises auxquelles se livre l'esprit au réveil, et qui se produisent à cause d'une cristallisation gestaltiste, comme on dirait de nos jours, pour parler de la reconnaissance d'une figure que l'on connaît depuis longtemps.

C'aurait pu être la même chose avec une tache sur le mur. A cause de cela, je puis dire que le rideau n'a pas bougé d'une ligne depuis exactement huit jours avant. Il y a une semaine, au réveil, j'avais vu la même chose. Je l'avais bien entendu complètement oublié. Mais c'est à cause de cela que je sais que le rideau n'a pas bougé. Il est toujours là, exactement à la même place.

Ce n'est qu'un apologue, parce que ça se passe sur le plan imaginaire, encore qu'il ne serait pas difficile de placer les coordonnées symboliques. Les niaiseries – marquis du XVIIIe siècle, etc. – jouent là un rôle très important, car si je n'avais pas un certain nombre de fantasmes sur le sujet de ce que représente le profil, je ne l'aurais pas reconnu dans la frange de mon rideau. Mais laissons cela.

Voyons ce que cela comporte sur le plan de la reconnaissance. Le fait que c'était bien comme ça huit jours auparavant est lié à un phénomène de reconnaissance dans le présent.

C'est exactement l'expression que Freud emploie dans les Studien über Hystérie.Il dit avoir fait, à cette époque, quelques études sur la mémoire, et il réfère le souvenir évoqué, la reconnaissance, à la force actuelle et présente qui lui donne, non pas forcément son poids et sa densité, mais tout simplement sa possibilité.

C'est ainsi que Freud procède. Quand il ne sait plus à quel saint se vouer pour obtenir la reconstruction du sujet, il le prend toujours là, avec la pression des mains sur le front, et il lui énumère toutes les années, tous les mois, toutes les semaines, voire tous les jours, les nommant un par un – le mardi 17, le mercredi 18, etc. Il se fie assez à la structuration implicite du sujet par ce qui a été défini depuis comme le temps socialisé,pour penser que, quand son énumération arrivera au point où l'aiguille de l'horloge croisera effectivement le moment critique du sujet, celui-ci dira – Ah oui, justement, ce jour-là, je me souviens de quelque chose.Remarquez que je ne suis pas en train de confirmer que ça réussit. C'est Freud qui nous assure que ça réussissait.

Est-ce que vous saisissez bien la portée de ce que je suis en train de vous dire ? Le centre de gravité du sujet est cette synthèse présente du passé qu'on appelle l'histoire. Et c'est à cela que nous faisons confiance quand il s'agit de faire progresser le travail. C'est ce que suppose l'analyse à son origine. Dès lors, il n'y a aucun lieu de démontrer que cela est réfuté à sa fin. A la vérité, si ça n'est pas comme cela, on ne voit absolument pas ce que l'analyse a apporté de nouveau.

C'est une première phase. Est-ce que cela suffit ?

Non, bien entendu, cela ne suffit pas. La résistance du sujet s'exerce sans doute sur ce plan, mais elle se manifeste d'une façon curieuse qui mérite d'être explorée, et par des cas absolument particuliers.

Il y a un cas où Freud savait toute l'histoire – la mère la lui avait racontée. Alors il la communique au sujet, en lui disant – Voilà ce qui s'est passé, voilà ce qu'on vous a fait.A chaque fois, le patient, l'hystérique, répondait par une petite crise d'hystérie, reproduction de la crise caractéristique. Elle écoutait et répondait, de sa forme de réponse, qui était son symptôme. Ce qui pose quelques petits problèmes, celui-ci en particulier – est-ce résistance ? C'est une question que j'ouvre pour aujourd'hui.

 

 

Je voudrais terminer sur la remarque suivante. Freud, à la fin des Studien über Hysteriedéfinit le noyau pathogène comme ce qui est cherché, mais qui repousse le discours – ce que le discours fuit. La résistance est cette inflexion que prend le discours à l'approche de ce noyau. Dès lors, nous ne pourrons résoudre la question de la résistance qu'en approfondissant quel est le sens de ce discours. Nous l'avons déjà dit, c'est un discours historique.

N'oublions pas ce qu'est la technique analytique à son départ – une technique hypnotique. Dans l'hypnotisme, le sujet tient ce discours historique. Il le tient même d'une façon particulièrement saisissante, dramatisée, ce qui implique la présence de l'auditeur. De ce discours, sorti de son hypnotisme, le sujet ne se souvient plus. Pourquoi est-ce bien là l'entrée dans la technique analytique? Parce que la reviviscence du trauma se montre ici, en soi-même, immédiatement, sinon de façon permanente, thérapeutique. Il s'avère qu'un discours tenu comme ça, par quelqu'un qui peut dire moi,intéresse le sujet.

Il reste qu'il est ambigu de parler du caractère vécu, revécu, du traumatisme dans l'état second, hystérique. Ce n'est pas parce que le discours est dramatisé et qu'il se présente sous un aspect pathétique que le mot revécupeut nous satisfaire. Qu'est-ce que ça veut dire, l'assomption par le sujet de son propre vécu ?

Vous voyez que je porte la question au point où ce revécu est le plus ambigu, à savoir dans l'état second du sujet. Mais n'est-ce pas exactement la même chose à tous les niveaux de l'expérience analytique ? Partout se pose la question de savoir ce que signifie le discours que nous forçons le sujet d'établir dans la parenthèse de la règle fondamentale. Cette règle lui dit – En fin de compte, votre discours n'a pas d'importance.Du moment qu'il se livre à cet exercice, il ne croit donc déjà plus à son discours qu'à moitié, car il se sait à tout instant sous les feux croisés de notre interprétation. La question devient donc – Quel est le sujet du discours ?

Nous reprendrons là, la prochaine fois, et tâcherons de discuter par rapport à ces problèmes fondamentaux, la signification et la portée de la résistance.

 

27 JANVIER 1954.